Article de Marcel A. RUFF ayant paru dans le numéro 3 de la revue « l’Arc » en juillet 1958

LEO MARCHUTZ

Quand Léo Marchutz s’est accroché au flanc de la colline de Châteaunoir il y a trente ans, c’était comme un oiseau migrateur qui a trouvé son climat. Il n’avait pas prémédité cette fixation. Influence de Cézanne ? Si on lui pose la question, il est embarrassé d’y répondre. Il semble plutôt qu’il ait rencontré et reconnu Cézanne, comme Baudelaire a rencontré et reconnu Edgar Poe. L’œuvre de Cézanne éclairait la sienne parce qu’elles s’élancent des mêmes hauteurs. Ils se rejoignent à la source. Cette complicité mystique est la seule. L’ œuvre de Marchutz a suivi son cheminement propre, un cheminement si singulier qu’il exclut toute tentation d’y chercher des traces étrangères.
Des grandes « machines » religieuses qu’il brossait à l’âge de quinze ou seize ans ne retenons que le caractère de leur inspiration, signe d’un esprit nativement assoiffé d’absolu. Son œuvre commence avec la période d’apprentissage dans laquelle il s’est vite écarté de tout enseignement pour se livrer à une recherche entièrement personnelle. Les tableaux de ce temps-là sont aujourd’hui à peu près introuvables, leur auteur lui-même n’en possède guère que quelques reproductions. C’est pourtant l’un d’eux, aperçu par hasard il y a une vingtaine d’années, qui attira pour la première fois mon attention sur Léo Marchutz. Sujet banal : fleurs dans un vase. Rien de tapageur dans la facture, mais une fraîcheur, une pureté insolites.
La pureté se paie cher. A cette date, ses exigences avaient déjà eu pour conséquence première l’abandon de la peinture à l’huile. Depuis plusieurs année, Marchutz s’était replié, ou resserré, sur le dessin, qu’il pratiquait alors par frottis légers, tirant de cette légèreté des effets puissants de lumière et de profondeur. Ce renoncement est un geste décisif dans sa carrière d’artiste, une prise de conscience. Il est superflu d’ajouter que ses dons de peintre n’étaient pas en cause et que le sacrifice a été non seulement volontaire, mais raisonné.
En a-t-il mesuré les suites dans l’ordre pratique, je veux dire matériel ? Sans doute, mais une fois la décision prise. Le sacrifice est seulement celui de l’artiste : sacrifice de certaines facilités en vue d’un résultat plus sûr. Marchutz n’ignore nullement les nécessités de l’existence. Mais c’est un autre problème. Chacun de ces problèmes est résolu par lui selon ses propres données, sans interférences. La preuve en est fournie lorsque vers 1935 il se trouve privé des ressources qui lui assuraient jusque-là son indépendance. L’idée ne lui vient même pas d’utiliser son talent à des fins alimentaires, ce qui eût été si facile. Il interrompt purement et simplement son travail d’artiste pour se livrer pendant dix ans à l’élevage des volailles et des lapins. Je ne crois pas qu’on l’ait jamais entendu formuler la moindre plainte à ce sujet.
D’ailleurs l’art fait son profit de tout et ne connaît pas de temps perdu. Dans cet univers non euclidien c’est parfois en s’arrêtant qu’on avance le plus vite. Grâce à cette pause Marchutz franchit une nouvelle étape vers la concentration et quand il revient au papier blanc c’est pour une longue méditation sur l’Évangile. Entendons-nous : un dessinateur ne médite que le crayon à la main. Des centaines de dessins s’accumulèrent dans ses cartons, jusqu’au jour où les circonstances lui permirent d’en livrer quelques-uns au public, dans ce chef-d’œuvre de typographie et de lithographie qu’est son Évangile selon Saint Luc, réalisé entièrement à Châteaunoir par Léo et Barbara Marchutz.
Le dessin est ici très différent du précédent. Le frottis qui se développait volontiers selon la verticale et l’horizontale fait place à une ligne d’une extrême finesse et qui tend à la courbe. Cependant cette nouvelle manière s’apparente à la précédente, et même aux toiles de jeunesse, par ses caractères essentiels. Dès le début, la vision de Marchutz est dirigée sur ce qui lie plutôt que sur ce qui sépare ? Lionello Venturi, dans sa préface au Saint Luc, dit très justement : « Il voit par volumes et non par contours. » Ni le frottis ni le trait ne servent à délimiter les contours. Les volumes sont établis par un style indirect, analogue à la « sorcellerie évocatoire » de la poésie. Objets ou personnages sont vus et construits de l’intérieur.
Dessin de sculpteur, mais aussi « dessin de peintre », comme le remarquait André Masson, car si Baudelaire a raison de proclamer que le vrai coloriste est un dessinateur, il faut ajouter que le meilleur dessin est un dessin de coloriste, un dessin qui, comme celui de Marchutz, restitue par ses seuls moyens, sans rien emprunter à ceux de la peinture, toutes les caresses de l’ombre et de la lumière.
Les dessins évangéliques, examinés de plus haut, en dominant les questions de facture, présentent une originalité qui est peut-être sans précédent. Je parlais tout à l’heure de méditation, et il me semble que c’est bien le seul terme qui leur convienne, plutôt que celui d’illustration. L’auteur n’y représente pas les scènes, il en exprime la spiritualité. C’est bien la première fois sans doute que le dessin se dégage à ce point de l’anecdote, sans verser dans le symbole ni dans l’abstraction. Il est vrai qu’il ne se livre pas facilement et demande une longue attention. C’est la rançon de la haute qualité. Si Marchutz se refuse à lui-même toute concession, il est clair qu’il ne songe pas à en accorder au public.
L’expérience du Saint Luc marque le deuxième tournant de sa carrière. Le maniement des presses complète l’artiste par l’artisan. Il lui permet de répondre à une vocation nouvelle, celle du lithographe. En peu de temps, il acquiert une virtuosité, une sûreté de main qui le conduisent bientôt du noir au blanc à la couleur, et, par l’emploi du crayon gras et le recours à des procédés oubliés, à ces merveilleuses lithographies polychromes, encrées sur une seule pierre et réalisées d’un seul tirage, et dont la perfection technique est sans rivale.
Poursuivant son effort d’ascèse, son style s’est encore épuré. Le trait continu a presque complètement disparu maintenant, remplacé par de brèves spirales qui, au lieu de séparer, ont une fonction de liaison. Les couleurs sont transportées de la lumière à l’ombre. Un équilibre exquis est obtenu entre les ombres colorées et le blanc de la lumière qui assure l’unité. La légèreté de ces lithographies n’a d’égale que la vigueur de leur construction et la science d’un dessin qui reste sous-entendu et triomphe audacieusement sans se montrer.
Quel que soit leur thème, scènes évangéliques, paysages d’Italie ou de Provence, elles nous proposent un univers dont l’artiste a pris possession par l’amour et non par la conquête, un univers qui, saisi dans sa mobilité changeante, nous livre cependant son mystère intemporel. S’il fallait donner un nom à cet art si fraternel et si exigeant à la fois, on pourrait l’appeler un art essentialiste, et ce titre attirerait sans doute plus facilement l’attention des badauds, toujours déconcertés devant une originalité authentique.
Il est vrai que Léo Marchutz se soucie fort peu des écoles et des théories. S’il fréquente les philosophes, ce n’est pas pour leur demander son chemin, mais seulement l’explication et la justification de l’itinéraire qu’il a suivi de son propre mouvement. Itinéraire irréprochable, commandé par un guide infaillible, celui d’une conscience d’artiste parfaitement pure.

Marcel A. RUFF


Aix-en-Provence, « Rue du Puits-Juif », dessin lithographique de Léo Marchutz
Aix-en-Provence, « Rue du Puits-Juif», lithographic drawing by Leo Marchutz

MARCEL A. RUFF
Un résumé biographique Roger
Marcel Ruff est né le 29 janvier 1896 à Oran, dans une famille venue d’Alsace après 1871. Son père était professeur d’histoire au lycée. Après la mort de celui-ci, le jeune Marcel habite avec sa mère d’abord Reims, puis à Paris où il est élève au lycée Janson de Sailly de 1902 à 1913, puis au lycée Lakanal, en classe de Khâgne. Appelé en 1915 au 91e régiment d’infanterie, il est envoyé près de Salonique. Il est admis à l’École Normale supérieure en 1919 ; reçu second à l’agrégation de lettres classiques en 1922, il est nommé à l’Institut Français de Londres.
Au moment où le gouvernement de Vichy exclut les Juifs de l’enseignement, Marcel Ruff se retire dans la campagne aixoise et devient viticulteur. En 1943, sa mère est déportée ; lui-même se réfugie dans le Var.
À la fin des hostilités, M. Ruff a le courage de reprendre la préparation de sa thèse. Il est réintégré en 1944. En 1948, il est nommé chargé de cours, puis assistant à Aix. Il soutient sa thèse sur « l’Esprit du Mal et l’Esthétique baudelairienne. » L’ouvrage est publié en 1955 chez Armand Colin. Marcel Ruff a étudié tout ce qui dans la vie du poète était à l’origine de son éthique et de son esthétique.
Marcel Ruff est devenu, à la faculté, le grand spécialiste de la poésie. Jean-Marie Le Clézio souligne l’importance que Marcel Ruff accordait aux poètes : il admirait Nerval, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire.
Par la suite, Marcel Ruff est devenu doyen de la faculté des lettres de Nice. Il a fasciné Jean-Marie Le Clézio : «C’était un homme d’une très grande élégance, avec ce quelque chose de moderne – le veston anglais à deux boutons, imprimé en carreaux, la chemise bleue, le bolo tie ramené d’Arizona. »
Marcel Ruff est mort en 1993. On garde de lui l’image d’un professeur sérieux, uniquement préoccupé par son enseignement et ses recherches. Peut-être cet esprit laïque a-t- il trouvé dans l’étude de la poésie une raison de vivre ?


LEO MARCHUTZ

By MARCEL RUFF

When Leo Marchutz arrived at Châteaunoir thirty years ago he was like a migrating bird who had found his climate. His settling here was not premeditated. Was he influenced by Cezanne? If one puts the question to him, he is at a loss for words. It seems rather that he met and recognized Cezanne, as Baudelaire met and recognized Edgar Allen Poe. The work of Cezanne throws light on his because the two works start from the same heights. They joins each other at the source. This mystic complicity is the only one. The work of Marchutz has followed its own path, a path so singular that it excludes all temptation to look for foreign elements.

Of the large religious canvases that he was painting at the age of fifteen or sixteen, we are left with the character of their inspiration, sign of a soul naturally seeking the absolute. His work begins with the period of apprenticeship in which he quickly separates himself from all teaching in order to surrender himself to a strictly personal search. The paintings of this period are today almost impossible to find. The artist himself possesses only a few reproductions. However it was one of those seen completely by chance some twenty years ago which focused my attention, for the first time, on Leo Marchutz. A simple subject: flowers in a vase – nothing showy in the treatment, but a freshness, an unusual purity.

Purity pays dearly. At this date his demands had already had the first consequence of his abandoning all painting. For a long time Marchutz had withdrawn or confined himself to drawing, which he practiced then by light scumbled strokes, extracting from the lightness some of the powerful effects of light and depth. This renunciation is a decisive gesture in his artistic career, a grasp of conscience. It is useless to add that his talent as a painter was not the cause of it and the sacrifice war not only voluntary but rational.

Did he foresee the consequences of it in his daily life? Without a doubt, but not until the decision was made. The sacrifice is that of an artist: sacrifice of certain facilities in view of a surer result. Marchutz does not at all ignore the necessities of existence. But that is another problem. Each one of the problems is resolved by him according to its own demands, without interferences. Proof of it came in 1935 when he was deprived of the resources which until then has assured his independence. It never occurred to him to use his talent to help secure his basic needs, which would have been easy. He purely and simply interrupted his work as an artist to surrender himself to the raising of chickens and rabbits. I don’t think anyone has ever heard him utter the least complaint concerning this subject.

Besides, art profits from everything and knows no lost time. In this non-Euclidean universe it is sometimes in stopping that we advance the fastest. Thanks to this pause, Marchutz reached a new level of concentration and when he returned to white paper it was for a long meditation on the Gospel. Let it be understood that a draftsman meditate only with pencil in hand. Hundreds of drawings accumulate in his folders until the day when circumstances permit him to present some to the public. The presentation is in the form of his masterpiece of typography and lithography: the Gospel According to Saint Luke, realized entirely at Châteaunoir by Leo and Barbara Marchutz.

The drawing here is very different from that which preceded it. The scumble which willingly developed according to the vertical and horizontal gives way to a line of extreme finesse which tends towards the curve. However, this new way of drawing is apparent in the preceding drawings and even in the canvases of his youth, by its essential characteristics. From the beginning Marchutz’s vision is focused on that which joins rather that that which separates. Lionello Venturi in his preface to St. Luke very rightly says: ‘Il voit par volumes et non par contours (he sees by volume not by contours.)”. The volumes are established by a style analogous to the “sorcellerie évocatoire” in poetry.

Sculptor’s drawing, but also “painter’s drawing” as André Masson has said. For if Baudelaire is right to proclaim the true colorist is a draftsman, one must add that the best drawing is that of a colorist, a drawing which like that of Marchutz, restores by its own means and without borrowing those of the painter, all the caresses of light and shadow.

The gospel drawings examined on a higher plain, dominating the question of treatment, present an originality which is probably without precedent. I was speaking a while back about “meditation”, and it seems to me the only word which fits, rather than that of “illustration”.

The artist doesn’t present the events, he expresses the spirituality of them. It is certainly the first time that the drawing separate itself to such a degree from the anecdote without becoming a symbol or an abstraction. It is true that this fact is not easily seen and demands long consideration. This is the ransom for his high quality. If Marchutz refuses himself all concession, it is obvious that he does not dream of granting it to the public.

The experience of the “Saint Luke” marks the second turning-point in his career. The manipulation of the painting presses complete the artist by the artisan. It allows him to answer a new vocation, that of lithographer.

In little time he acquires a virtuosity, a sureness of hand which soon takes him away from black and white to color, and, by the use of wax crayon an recourse to some forgotten proceedings, to those marvelous polychrome lithographs, inked on a single stone and realized in a single pulling, and of which the technical perfection is without rival.

Pursuing this ascetic effort his style a again refined. The continual stroke has now almost completely disappeared, replaced by brief spirals which instead of separating serve the function of liaison. The colors are transmitted from the light to the shade. An exquisite equilibrium is obtained between the colored shadows and the white of the light which assures their unity. The delicacy of the lithographs equals only the vigor of their construction an the science of drawing which remains within understanding and boldly triumphs without displaying itself.

Whatever their theme, gospel scenes, landscapes of Italy or Provence, they propose to us a universe of which the artist has taken possession by love and not by conquest; a universe which, seized in its changing movement, reveals to us its tieless mystery. If it were necessary to give a name to this art at once so fraternal and so exciting one could call it an essentialist art, and this term would draw more easily the attention of gapers always disconcerted before authentic originality.

It is true that Leo Marchuz worries little about schools and theories. If he frequents the philosopher, it is not to ask the way but only the explanation and the justification of the path he followed by his own motivation. His direction is without reproach commanded by an infallible guide, that of a profoundly pure artist’s conscience.

Marcel A. RUFF, in « L’Arc, cahiers méditérranéens », Number 3, Aix-en-Provence, July 1958.