Jean Leymarie écrit dans l’édition du «Journal de Genève»
en date du vendredi 4 août 1961

Une excellente exposition Cézanne à Aix-en-Provence

On sait quelle est, depuis quelques années, l’intelligente et vive activité du Musée Cantini de Marseille. Tous ceux qui son allés au « rendez-vous Manet » auquel nos conviait, dans ces mêmes colonnes, les 27 et 28 mai derniers, Hélène Cingria, n’auront pas manqué, je l’espère, de voir également, peut-être simultanément, l’exposition Cézanne ouverte à Aix-en-Provence le 1er juillet où elle doit s’y maintenir jusqu’au 15 août. C’est une chance exceptionnelle et qui sans doute ne se renouvellera plus de pouvoir ainsi confronter, à quelques lieues d’intervalle, dans la clarté méditerranéenne, deux ensembles importants des deux génies qui ont provoqué coup sur coup, non moins que Giorgone ou Caravage, deux tournants décisifs dans l’histoire de la peinture et de la sensibilité. Par la franchise et la rapidité de la sensation, la simplification savante du métier, Manet inaugure radicalement, non sans scandale, ce qu’il est convenu de nommer la peinture moderne.

«Toute fraîcheur, avoue André Masson, toute audace aujourd’hui encore lui doit reconnaissance». Parisien de fine lignée, dandy dans sa vie (au sens où l’entendait Baudelaire dont il fut l’ami de jeunesse avant de se lier avec Mallarmé), il est dans son art un virtuose d’instinct, avec des réussites éblouissantes parmi des moments inégaux. Provincial maladroit, cherchant à maîtriser, dans son effort héroïque et patient, à la fois le monde extérieur et son tumulte intérieur, Cézanne est à l’inverse un obscur tâcheron qui s’absorbe totalement dans la grandeur et la complexité de sa mission. La révolution «copernicienne» qu’il accomplit sur le plan technique et sur le plan spirituel, atteint une autre ampleur, prend une autre portée, car elle engage fondamentalement le sens et le destin esthétique de notre siècle. Dans une note récente de son Cahier, Braque éclaire ainsi la différence profonde entre les deux tempéraments : «il y a des œuvres, dit-il, qui font penser à l’artiste, d’autres à l’homme. J’ai souvent entendu parler du talent de Manet, jamais de celui de Cézanne».

C’est pourquoi toute rétrospective de Manet, si elle n’est pas mûrement choisie, s’il y manque, comme à Marseille (et ce n’est pas la faute aux organisateurs), les pièces essentielles trop précieuses et fragiles pour être déplacées, risque de laisser insatisfait, malgré l’indicible saveur de telle nature morte, où l’authentique magie de tel portrait, alors que la moindre réunion de Cézanne constituait toujours un événement. Comme de réentendre Mozart dans la cours de l’Archevêché, sous la voute des étoiles, on s’enchanterait volontiers de le retrouver chaque été, si ce rêve était possible, dans la lumière natale, qui seule révèle la plénitude et la subtilité de son art. C’est d’ailleurs la troisième exposition de lui qu’Aix nous réserve depuis 1953 et si elle est un peu moins importante que celle du cinquantenaire de la mort de l’artiste en 1956, elle est beaucoup plus homogène et mieux présentée. Elle résulte d’un heureux accord avec la Ville de Vienne en Autriche où elle a d’abord été montée au Palais du Belvédère, dans un ordre chronologique, par son éminent directeur F. Novotny, l’un des meilleurs historiens du XIXème siècle européen et de Cézanne en particulier. La sélection d’Aix est légèrement différente et bénéficie d’une disposition plus intime et plus souple dans l’ambiance idéale du Pavillon de Vendôme. Dix-neuf dessins, autant d’aquarelles et vingt-deux tableaux, en général peu connus et d’une extrême qualité, composent, en séquences admirables et dans un juste équilibre des techniques et des motifs, le meilleur florilège qu’un amateur puisse savourer.

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