« Leo Marchutz », article d’Yves Bergeret ayant paru dans la revue « Poésie 96 » (n° 65) en décembre de la même année.
Léo Marchutz
Sur l’œuvre graphique de Léo Marchutz
L’art de Léo Marchutz (Nuremberg 1903-Aix-en-Provence 1976) s’est accompli en quatre étapes. Dans la première, jeune, il arrive à Aix-en-Provence pour retrouver les traces de Cézanne. Il les trouve, puis s’installe définitivement sur place. La deuxième étape, où sa personnalité artistique se déploie, se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale. D’origine allemande, juif, il doit se cacher. Il dessine alors abondamment ; rencontrant l’Evangile selon saint Luc, il l’adopte aussitôt comme source, dit-il, inépuisable d’inspiration, parce que les ressources mythologiques, c’est-à-dire les « motifs » de travaux plastiques, y foisonnent, mais avec une simplicité que les récits gréco-latins n’ont pas. La troisième étape, dans les années 50, développe les lithographies dont les sujets de prédilection sont, outre le même Evangile, Venise et les Rues d’Aix. Le trait de l’artiste change alors. La dernière étape est marquée par le rapport avec un autre support, la toile. L’architecte Fernand Pouillon, ayant vu des dessins de jadis de Marchutz, l’invite à les reprendre sur toile en les agrandissant. Dans un souci de fidélité devant les motifs réussis dans les dessins, Marchutz utilise un épiscope qui projette agrandi un dessin sur toile. La toile est alors simplement préparée avec un enduit blanc sur lequel est posé le trait.
Presque toutes les œuvres de Marchutz sont figuratives et regardent vers la droite. Une énergie les habite, humble et à la fois décidée ; dans leurs qualités de méditation, d’attente et de volonté, elles sont mouvement. Ce peintre est habité par l’écriture, notre écriture dans l’alphabet latin, horizontale et allant vers la droite. Les personnages regardent quelque chose, attendent on ne sait quoi, écoutent ce que le peintre ne montre pas et qui est de l’autre côté du bord droit de la feuille. Qu’y a-t-il à droite de la feuille ? Dans ce vide après l’image, qu’y a-t-il ? Elle s’ouvre sur le vide et se montre de la sorte dans l’inachevé. Car il y a quelque chose d’inachevé dans le réel. Peut-être l’œuvre de Marchutz est-elle située dans le temps instable de juste avant la naissance d’une écriture, juste avant que sa gestation venant à terme, elle ne trouve la forme qui la rende communicable et enfin abandonnée à l’anonymat de l’espace.
Cette disposition presque permanente des images est confirmée par la graphie particulière dont Marchutz rédigeait ses phrases. Sa main dépose des petits signes brefs, rapides, comme autant de petites hachures ; leur lisibilité est faible, comme si c’était la fluidité d’un discours et le mouvement continu de sa graphie qui comptaient le plus.
Le trait lithographié, lui, est large, fruste, comme du doigt de l’enfant sur la buée d’une vitre. Mais, curieusement, pour Marchutz, lithographier c’est nommer en éloignant. Si le trait lithographié est volubile, tactile, sensible, il porte pourtant son propre deuil. Il nie le vide en le creusant. Il est encore élément d’écriture. Mais elle est décentrée et se multiplie avec insistance, et parfois même exubérance, sur la pierre, comme le signe de la distance. Veut-on rappeler le réel qui s’en va, plus les traits insistent par la répétition, plus le vide s’accroît, plus l’espace qui apparaît enfin, malgré la buée, respire et se déploie.
Yves Bergeret
[Ce texte est encadré dans le revue par cinq reproductions d’œuvres de Léo Marchutz, deux lithos de Venise, une litho extraite du Saint-Luc et deux dessins originaux réalisés en préalable à l’édition du Saint-Luc]
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