Article paru dans « Time » en date du 25 août 1961
The paintnapers
Interviewed on the radio, the assistant mayor of the Riviera town of Aix-en-Provence confidently brushed aside a question that was very much on the minds of local art lovers. An Aix museum had on display a major Cézanne show of 22 oils, 19 watercolors, and 19 drawings. In view of the successful burglary over Bastille Day weekend of 57 canvases from the Municipal Museum in nearby St. Tropez, were the authorities concerned that the Cézannes might be stolen. “Not at all” said the assistant mayor. “In Aix we have armed guards”. Thirty hours later, eight of the Cézanne were gone.
In terms of market value, an estimated $2,000,000, the theft was the most sensational since the Louvre’s Mona Lisa was stolen just 50 years ago (by an Italian bent on repatriating it). Aix, where Cézanne had lived for much of his life, had theoretically taken every precaution. Four searchlights kept the outside of the museum lighted up all night. At 12 o’clock on the night it happened, the policeman on guard assured Curator Jacqueline Martial-Salme that “everything is all right”, and Mme Martial-Salme herself made an inspection of the museum’s three floors just to be sure. But two or three hours later, the thieves somehow climbed up the lighted, ornate façade of the museum, sneaked through a small window on the second floor, spirited away six canvases from one gallery and two from another while Mme Martial-Salme and her husband slept a few yards away. Wailed the show’s organizer, Léo Marchutz, next day: “ Cézanne would be furious if he were alive”.
Cézanne might also have been puzzled. The stolen paintings had come from as far away as Cardiff and St. Louis; all were well know, including the Louvre’s famous Card Players, which alone is valued at more than $1,000,000. What could the thieves possibly do with such recognizable loot? The police saw only one answer. The Riviera thieves were apparently a new breed of felon: paintnapers, who would hold the Cézannes for ransom.

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Article de Jean Leymarie paru dans « l’Express » du 3 août 1961 (n° 529)

Expositions
Cézanne à Aix

Même les toiles que l’on connaît prennent ici une saveur nouvelle
De même qu’on ne se lasse jamais de réentendre Mozart dans la cour de l’Archevêché, sous la voûte d’étoiles (la représentation de « La Flûte Enchantée, qui ouvrit cette année, le dimanche 9 juillet, le XIVème Festival de musique, fut d’une exceptionnelle perfection), de même retrouverait-on volontiers chaque été, au même moment – ce rêve n’est pas impossible – Cézanne au Pavillon de Vendôme, dans sa lumière natale.
L’exposition actuelle résulte d’une heureuse collaboration entre Vienne et Aix-en-Provence. Elle a d’abord été présentée dans la capitale autrichienne en mai-juin, au Palais du Belvédère, dans un ordre strictement chronologique, par son directeur, F. Novotny, l’un des meilleurs connaisseurs du XIXème siècle européen et particulièrement de Cézanne. A
Aix où le choix est un peu différent, une présentation plus souple s’accorde de la disposition intime et vivante des locaux baignés par la lumière exacte du peintre. Elle a été réalisée par le Conservateur, Mme Martial, et surtout par l’excellent dessinateur et graveur Léo Marchutz, fixé depuis trente ans au Château Noir, où il maintient le culte fervent de Cézanne et à qui, depuis lors, tous les historiens du Maître doivent reconnaissance.
Dix-neuf dessins, dix-neuf aquarelles et vingt-deux peintures, souvent peu connues et d’une extrême qualité, s’enchaînent en séquence admirables et composent, dans un juste équilibre des techniques et des motifs, le meilleur florilège qu’un véritable amateur puisse savourer.
Des modèles du genre
Je tiens d’autant plus à le souligner qu’il risque d’échapper au grand public, abusé par des publicités tapageuses, et que trois des personnalités aixoises les plus directement intéressées à l’essor artistique de leur ville n’hésitent pas – j’en ai été témoin –, par incompréhension ou par mesquinerie, à dénigrer une des réussites qui font le plus honneur à la municipalité, à son adjoint aux Beaux-Arts et à son conseiller.
Trop d’inscriptions d’un didactisme naïf ou insistant qui est la mort de la sensibilité, s’interposent souvent fâcheusement, dans les musées ou les expositions, entre le spectateur et les œuvres.
Les douze panneaux documentaires préparés durant des mois avec un soin attentif et beaucoup de goût par le Dr. Erika Neubauer de Vienne (et qui seront ensuite confiés au Musée d’Aix) me semblent, au contraire, des modèles du genre.
Placés dans deux salles du rez-de-chaussée, à l’écart des originaux, ils éclairent tour à tour, par un texte précis, concis, typographiquement parfait, et des illustrations saisissantes, l’homme et l’artiste, son milieu familial, ses amitiés, ses modèles, les sources, les motifs, les principes et l’évolution de son œuvre.
En montant le bel escalier, on accède à droite à une petite salle en pénombre réservée aux dessins, dont la moitié en partie inédits, proviennent de la fameuse collection Chappuis. Contrairement aux impressionnistes (sauf Degas et Renoir) et à l’exemple des maîtres anciens, Cézanne n’a cessé de dessiner, surtout dans sa jeunesse et dans sa période « constructive » (1880-1895), de couvrir de nombreux carnets de croquis récemment exhumée, tenus comme ses exercices secrets, jamais exposés ni montrés de son vivant.
Il dessinait tantôt sur le motif ou d’après modèle, tantôt au Louvre, qui est, disait-il, « le livre où l’on apprend à lire, pour mieux se fortifier sur nature », et où les sculpteurs, Michel-Ange, Puget, Houdon, les Antiques, le retenaient plus encore que les peintres. Son moyen presque exclusif est le crayon qui permet à la fois souplesse, carrure et luminosité. Les dessins de Cézanne, parmi lesquels se détachent ici deux grandioses autoportrait et deux splendides études d’après sa femme, révèlent moins sa prétendue maladresse que la justesse émouvante de sa perception totale et constituent l’approche la plus directe et la plus intime de son œuvre.
La salle suivante est un véritable « Salon carré », groupant trois œuvres magistrales de jeunesse, la  « Nature morte au Gigot » du Musée de Zurich, le « Portrait de Marie », sœur ainée de l’artiste du Musée de Saint Louis, encadrant le superbe  « Portrait du Père lisant le journal » venu d’une collection privée de Pennsylvanie, l’exemplaire original qui décorait jadis le mur central du Jas de Bouffan au dessus de la cheminée, et quatre toiles sublimes des années finales, la somptueuse « Nature morte à la théière » du Musée de Cardiff (1902-1906), le « Paysan assis » (coll. Privée, New York), le « Paysage près d’Aix avec la Tour César» (coll. Privée, Hollande) et les « Reflets dans l’eau » (coll. Privée Milan), ces trois dernière situées autour de 1895 et d’une incomparable modulation chromatique, bleu-violet-rose.
Si on se place près de la fenêtre donnant sur le jardin, on peut embrasser d’un seul regard tous les parcours de Cézanne, éprouver la grandeur, la richesse et la continuité de son accomplissement, plonger aussi vers la salle préliminaire des dessins ou se tourner vers les salles suivantes des aquarelles dominées par l’ultime « Portrait de Vallier » pour saisir des rapprochements infinis. Cette extraordinaire pléiade cézannienne devant laquelle trop de visiteurs passent distraitement, est pour les amateurs avertis la merveille de l’exposition, car elle offre à la fois enchantement et leçon perpétuelle, la « délectation » dont parle Poussin et la valeur « d’enseignement » que Cézanne exigeait aussi de la peinture.
Les aquarelles se répartissent en deux salles successives, groupées par affinités et contrastes subtils, comme des cadences musicales. De Constable à Turner, Delacroix, Jongkind, Signac, jusqu’à Cézanne qui la porte à son niveau suprême, l’aquarelle, de source orientale et de spécialisation anglaise, a joué un rôle décisif au XIXème siècle dans la création de plus en plus libre du style moderne. « Elle est, dit un peintre chinois ancien, la révélation souveraine de la force qui fait mouvoir le firmament ; et seuls ceux dont l’âme est sereine peuvent la comprendre ». C’est grâce à la maîtrise de l’aquarelle, traitée à la fin de sa vie de manière autonome et souveraine, que Cézanne parvient, selon sa magnifique image, à « joindre les mains errantes de la nature », à conquérir, dans un élan cosmique, sa « sérénité passionnée ».
Le plus beau panorama
Le support blanc du papier prend sa pleine valeur aérienne et spatiale, soutient l’orchestration des couleurs spiritualisées qui se chevauchent en transparence comme des ondes musicales.
Toute la série d’Aix, depuis la « Lutte d’amour » (vers 1876) rubénienne jusqu'à l’esquisse frontale du « Jardinier Vallier », portrait digne de Rembrandt auquel Cézanne travaillait encore la veille de sa mort, mériterait une étude attentive, sur le plan technique et esthétique.
Dans le salon du second étage d’où les fenêtres s’ouvrent sur le plus beau panorama cézannien, les clochers de la ville, le cône de Sainte-Victoire et le mouvement circulaire des collines, s’ordonnent avec la même sûreté de goût quatorze tableaux non moins exceptionnels.
Même ceux que l’on connaît et revoit souvent, comme les « Peupliers » et les « Joueurs de cartes » du Louvre prennent dans cette ambiance lumineuse une valeur nouvelle, dégagent une ampleur d’horizon et une complexité de détails que l’on soupçonne mal partout ailleurs.

Triade provençale
Sur le grand mur latéral s’échelonnent deux motifs encore impressionnistes du « Jas de Bouffan », les « Peupliers » du Louvre, où les bleus et les verts recouvrent toute leur subtilité, le « Chemin de fer près de l’Estaque » d’Oberlin College, aux gris nuancés et précieux, une version de « Bellevue » puis, isolé sur un panneau, à gauche de la porte d’entrée, le « Moulin sur la Couleuvre à Pontoise », toile capitale de transition (vers 1881) venue de la Galerie de Berlin-Est et non revue en France depuis la rétrospective de 1936. C’est aussi le premier paysage acheté par un musée, en 1900, du vivant même de l’artiste.
Sur le mur du fond, une admirable triade provençale, de la haute période constructive (1885-1886), la « Vue de l’aqueduc au nord d’Aix » (identification nouvelle, comme celle du paysage avec la « Tour César »), la célèbre « Vue de Gardanne » de Brooklyn, volontairement inachevée (« les sensations colorantes qui donnent la lumière sont cause d’abstractions qui ne me permettent pas de couvrir ma toile ») et les « Châtaigniers du Jas de Bouffan » (Musée de Providence), fait face à deux versions finales des « Baigneurs» et des « Baigneuses », le joyau de la collection de Sir Kenneth Clark à Londres et l’esquisse frémissante pour la composition monumentale de Philadelphie. Enfin, sur les panneaux entre les fenêtres on peut voir les « Joueurs de cartes » du Louvre, le petit « Portrait de Choquet » (Musée de Columbus), assis dans son intérieur de la rue de Rivoli, et la pathétique « Vanitas aux crânes de morts » de la collection Feilchenfeldt de Zurich.
Mais cette simple énumération ne saurait traduire l’envoûtement suscité par cette exposition encore ouverte jusqu’au 15 août et qui passionne tous les vrais amateurs, ni la grandeur mystérieuse d’un des peintres majeurs de tous les temps, dont l’exégèse reste à jamais difficile.
Le 15 octobre 1906, le jour même où l’orage le terrassait en plein champ, sur ce chemin des Lauves aujourd’hui défiguré par de hideuses constructions, Cézanne, s’étant juré de mourir les pinceaux à la main, venait d’écrire à son fils l’ultime message qui d’avance condamne tous ses utilisateurs théoriques : « les sensations faisant le fond de mon affaire, résumait-il, je crois être impénétrable. ».
Toujours à Aix, et à l’occasion du Festival, la Galerie Lucien Blanc présente, avec le concours direct de la famille de l’artiste, un choix très serré, centré sur sa période fauve, du chaleureux Manguin (1874-1949), compagnon de jeunesse de Matisse et de Marquet, et la Galerie Spinazzola une exposition de Pignon. Enfin, le Musée Granet a réorganisé le meilleur de ses collections du XIXème siècle dans un ensemble temporaire intitulé : de David à Géricault.
Jean Leymarie.

Jean LEYMARIE écrit dans l’édition du « Journal de Genève » en date du vendredi 4 août 1961
Une excellente exposition Cézanne à Aix-en-Provence
On sait quelle est, depuis quelques années, l’intelligente et vive activité du Musée Cantini de Marseille. Tous ceux qui son allés au « rendez-vous Manet » auquel nos conviait, dans ces mêmes colonnes, les 27 et 28 mai derniers, Hélène Cingria, n’auront pas manqué, je l’espère, de voir également, peut-être simultanément, l’exposition Cézanne ouverte à Aix-en-Provence le 1er juillet où elle doit s’y maintenir jusqu’au 15 août. C’est une chance exceptionnelle et qui sans doute ne se renouvellera plus de pouvoir ainsi confronter, à quelques lieues d’intervalle, dans la clarté méditerranéenne, deux ensembles importants des deux génies qui ont provoqué coup sur coup, non moins que Giorgone ou Caravage, deux tournants décisifs dans l’histoire de la peinture et de la sensibilité. Par la franchise et la rapidité de la sensation, la simplification savante du métier, Manet inaugure radicalement, non sans scandale, ce qu’il est convenu de nommer la peinture moderne.
« Toute fraîcheur, avoue André Masson, toute audace aujourd’hui encore lui doit reconnaissance ». Parisien de fine lignée, dandy dans sa vie (au sens où l’entendait Baudelaire dont il fut l’ami de jeunesse avant de se lier avec Mallarmé), il est dans son art un virtuose d’instinct, avec des réussites éblouissantes parmi des moments inégaux. Provincial maladroit, cherchant à maîtriser, dans son effort héroïque et patient, à la fois le monde extérieur et son tumulte intérieur, Cézanne est à l’inverse un obscur tâcheron qui s’absorbe totalement dans la grandeur et la complexité de sa mission. La révolution « copernicienne » qu’il accomplit sur le plan technique et sur le plan spirituel, atteint une autre ampleur, prend une autre portée, car elle engage fondamentalement le sens et le destin esthétique de notre siècle. Dans une note récente de son Cahier, Braque éclaire ainsi la différence profonde entre les deux tempéraments : « il y a des œuvres, dit-il, qui font penser à l’artiste, d’autres à l’homme. J’ai souvent entendu parler du talent de Manet, jamais de celui de Cézanne ».
C’est pourquoi toute rétrospective de Manet, si elle n’est pas mûrement choisie, s’il y manque, comme à Marseille (et ce n’est pas la faute aux organisateurs), les pièces essentielles trop précieuses et fragiles pour être déplacées, risque de laisse insatisfait, malgré l’indicible saveur de telle nature morte, où l’authentique magie de tel portrait, alors que la moindre réunion de Cézanne constituait toujours un événement. Comme de réentendre Mozart dans la cours de l’Archevêché, sous la voute des étoiles, on s’enchanterait volontiers de le retrouver chaque été, si ce rêve était possible, dans la lumière natale, qui seule révèle la plénitude et la subtilité de son art. C’est d’ailleurs la troisième exposition de lui qu’Aix nous réserve depuis 1953 et si elle est un peu moins importante que celle du cinquantenaire de la mort de l’artiste en 1956, elle est beaucoup plus homogène et mieux présentée. Elle résulte d’un heureux accord avec la Ville de Vienne en Autriche où elle a d’abord été montée au Palais du Belvédère, dans un ordre chronologique, par son éminent directeur F. Novotny, l’un des meilleurs historiens du XIXème siècle européen et de Cézanne en particulier. La sélection d’Aix est légèrement différente et bénéficie d’une disposition plus intime et plus souple dans l’ambiance idéale du Pavillon de Vendôme. Dix-neuf dessins, autant d’aquarelles et vingt-deux tableaux, en général peu connus et d’une extrême qualité, composent, en séquences admirables et dans un juste équilibre des techniques et des motifs, le meilleur florilège qu’un amateur puisse savourer.
Douze panneaux documentaires garnissent, à l’écart des originaux, les salles du rez-de-chaussée. Loin d’offenser, comme il arrive trop souvent, par un didactisme naïf ou prétentieux qui est la mort de la sensibilité, ils ont été composés durant des mois avec un soin attentif par le Dr. Erika Neubauer, de Vienne (pour être ensuite confiés au Musée d’Aix) et par leur texte concis et leur illustration remarquable, me semblent des modèles de goût et d’information efficace sur le milieu familial, les amitiés, les modèles, les sources, les principes et l’évolution de l’artiste.
On accède à l’étage par un noble et bel escalier et l’on entre à droite dans une petite salle en pénombre consacrée aux dessins dont certains, en partie inédits, de la fameuse collection Chappuis. Contrairement à ce qu’on pourrait supposer, Cézanne n’a jamais cessé de dessiner, surtout dans sa jeunesse et, après la phase impressionniste, dans sa période de synthèse et de maturité, mais les carnets de croquis récemment exhumés et publiés n’avaient jamais été montrés de son vivant. A l’exemple des maîtres anciens, il les considérait comme des exercices secrets, il travaillait sur le motif et d’après modèle et, durant ses séjours à Paris, au Louvre, où il copiait davantage les sculptures – Michel Ange, Puget, Houdon, les Antiques – que les peintures. Par la pureté du crayon, son moyen presque exclusif, il obtient à la fois le volume et la luminosité. Loin de trahir, comme on l’a cru si longtemps, sa prétendue maladresse ou ses défauts optiques, ses dessins émouvants révèlent la justesse et l’intensité de sa perception totale, constituent l’approche la plus directe et la plus intime de son art.
La salle suivante est une sorte de sanctuaire ou de Salon carré, groupant trois œuvres puissantes du début, notamment, venus de Pennsylvanie, le superbe Portrait du père lisant le journal, l’exemplaire initial qui décorait jadis le mur central du Jas de Bouffan, et quatre toiles sublimes des dernières années, d’une riche modulation chromatique, bleu-rose-violet, dont la somptueuse Nature morte à la théière du Musée de Cardiff. On reconnaît dans l’arrangement de cette extraordinaire pléiade offrant d’un seul regard tout le parcours Cézanne, la main experte et sensible du peintre Léo Marchutz, conseiller artistique de la Ville, fixé depuis plus de trente ans au Château Noir, où il maintient le culte fervent de Cézanne et prodigue généreusement à tous les spécialistes du maître son inépuisable savoir.
Sauf une peinture de l’ancienne collection Maurice Denis (d’ailleurs reprise plus tard en aquarelle), les deux salles suivantes présentent, associées en cadences musicales, par affinités ou contrastes chromatiques, une incomparable série d’aquarelles, depuis la Lutte d’amour (1876) rubénienne jusqu’à l’ultime Portrait de Vallier, d’esprit rembranesque. Nous ne pouvons nous arrêter comme il conviendrait sur chacune d’elles, notamment sur les deux splendides natures mortes du Musée de Vienne et de l’Institut Courtauld à Londres, confrontées face à face, l’une en couleurs froides et l’autre en couleurs chaudes, mais nous devons au moins rappeler l’importance de l’aquarelle dans l’épanouissement du style final de Cézanne. C’est grâce à la maîtrise de cette technique traitée dans ces dernières années de manière autonome et portée à son niveau suprême qu’il parvient, selon sa magnifique image, à « joindre les mains errantes de la nature », à conquérir, dans un grandiose élan cosmique, sa « sérénité passionnée ». Les couleurs entièrement spiritualisées se superposent en transparence sur le blanc essentiel du papier comme des ondes sonores.
Au salon du second étage (partie surélevée au XVIIIème siècle), prennent place, avec non moins de bonheur, quatorze tableaux exceptionnels. Sur le mur latéral s’échelonnent plusieurs motifs du Jas de Bouffan, de l’Estaque, de Bellevue et, isolé sur un panneau, près de la porte, le Moulin près de la Couleuvre à Pontoise, paysage capital de transition (vers 1881) venu des galeries de Berlin-Est et non revu en France depuis la rétrospective du Paris en 1936. Sur les murs transversaux, une extraordinaire triade provençale de haute période constructive (1885-1886), dominée par la célèbre Vue de Gardanne du Musée de Brooklyn et deux esquisses frémissantes pour les compositions monumentales des Baigneurs et des Baigneuses. Enfin, entre les fenêtres, d’où l’œil embrasse à travers les jardins à la française illuminés le soir le plus beau panorama cézannien, les Joueurs de carte du Louvre, sans doute la meilleure des cinq versions successives sur ce thème, le petit Portrait de Choquet assis, du Musée de Columbus, merveille de coloris et de ferveur intimiste (l’étude pour la tête et le buste est en dépôt au Musée de Genève) et la pathétique Vanitas aux Crânes de morts de la collection Feilchenfeldt à Zurich, également riche en aquarelles.
Je dois me limiter à cette simple énumération mais tous les étudiants et auditeurs qui ont bien voulu suivre, au long de l’année, mes causeries sur Cézanne, savent que l’exégèse en est à peu près impossible, que la parole s’efface et ne saurait forcer la grandeur et le mystère de l’homme et de son œuvre. Mieux vaut, avant qu’il ne soit trop tard, se rendre sur place et contempler longuement, dans sa lumière exacte, cette exposition si parfaite, que le grand public, abusé par des publicités plus tapageuses, risque inconsidérément de manquer ou de parcourir trop distraitement. Mais les vrais amateurs en feront leur profit, qui y trouveront à la fois la délectation dont parle Poussin et la valeur d’enseignement que Cézanne exigeait aussi de la peinture.
On peut voir encore à Aix, toujours à l’occasion du Festival, à la Galerie Lucien Blanc, un ensemble extrêmement choisi, centré sur la période fauve du chaleureux Manguin (1874-1949), compagnon de jeunesse de Matisse et de Marquet, une exposition Pignon à la Galerie Tony Spinazzola et une réorganisation temporaire au Musée des Beaux-Arts, des meilleures collections du XIXème siècle sous le signe de David à Géricault et de Granet à Cézanne.
Jean LEYMARIE